L’homme qui mit fin à l’histoire de Ken Liu

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Quatrième de couverture :

Imaginez un procédé scientifique révolutionnaire permettant de retourner dans le passé. Une seule et unique fois par période visitée. Par une seule et unique personne. Sans aucune possibilité pour l’observateur d’interférer avec l’objet de son observation. Un procédé qui ouvre les portes de la connaissance, de la vérité, sur les périodes les plus obscures de l’histoire humaine. Plus de mensonges. Plus de secrets d’Etat.
Avez-vous déjà entendu parler de l’Unité 731 ? Créée en 1932 sous mandat impérial japonais, dirigée par le lieutenant-général Shirö Shii, cette unité militaire de recherche bactériologique se livra à l’expérimentation humaine à grande échelle dans la province chinoise du Mandchoukouo, entre 1936 et 1945, provoquant la mort de près d’un demi million de personnes… Cette invention révolutionnaire va enfin permettre de savoir la vérité sur ces terribles événements, à peine reconnus en 2002 par le gouvernement japonais, et couverts pendant des années par le gouvernement américain.
Quitte à mettre fin à l’Histoire…

Editeur : Le Bélial

Nombre de pages : 112

Prix : 8,90€

Mon Avis :

Les Chroniques Coups de coeur du culte d’Apophis et d’Albédo m’avaient déjà bien convaincu de lire cette novella. Mais quand en plus, elle fait partie de la sélection de la Rentrée Littéraire de ma librairie préférée, là, je ne pouvais plus y couper! D’autant plus que la couverture d’Aurélien Police que je ne présenterai plus, est magnifique. Juste un petit bémol (il faut bien que je râle de temps en temps!), le prix me paraît un peu prohibitif au regard du nombre de pages et j’ai trouvé cela un peu dommage, surtout que ce n’est pas un grand format…

Dans un futur proche, deux scientifiques, l’un historien et d’origine chinoise, Evan Wei et le second qui est aussi son épouse, Akemi Kirino, une physicienne japonaise, font une découverte stupéfiante : celle d’avoir la possibilité d’assister aux évènements du passé. Cette invention possède malheureusement une contrainte technique : l’histoire ne peut être visualisée qu’une seule fois, sans possibilité pour un individu du présent d’y retourner. Evan Wei et Akemi Kirino décident alors d’axer leur programme de recherche sur un évènement du passé méconnu : l’Unité 731.

L’homme qui mit fin à l’histoire s’est révélé être à plus d’un titre remarquable grâce à son style d’écriture maîtrisé et son scénario intelligent. Ken Liu utilise la Science Fiction comme prétexte pour faire passer son message au plus grand nombre et dénoncer ainsi un évènement historique méconnu mais qui a réellement existé : l’Unité 731. Cette dernière avait été créée lors de l’invasion japonaise en territoire chinois, en 1932, afin d’expérimenter des armes bactériologiques sur des cobayes humains mais également pour former les futurs chirurgiens japonais. Environ cinq cent mille personnes, pour la plupart d’origine chinoise, coréenne et russe, ont été exterminées tandis que peu de responsables du camp seront jugés pour leurs crimes. Pour ma part, je savais que les Japonais avaient commis des exactions lors de l’invasion de la Chine mais j’ignorais totalement l’existence de ce camp d’expérimentations.

« Selon Wei, l’histoire écrite n’a qu’un but : concevoir le récit cohérent d’un ensemble de faits. Nous sommes restés enlisés trop longtemps dans la controverse sur la justesse de ces faits. Le voyage temporel mettra la vérité à portée de vue, comme si on regardait par la fenêtre. » (P. 93)

Ken Liu offre également à son lecteur plusieurs pistes de réflexion philosophique notamment sur la quête de la vérité, l’histoire et ses sources, le révisionnisme (revoir un fait historique soit par l’apport de nouveaux éléments, soit par le ré-examen des sources), le devoir de mémoire et le deuil ou le négationnisme (contestation d’un fait historique).
– Je souhaiterais ainsi revenir sur le thème de l’histoire et ses sources. Comment étudier l’Histoire lorsque ne subsistent d’un évènement plus aucune trace (après l’annonce de la capitulation du Japon, en 1945, les bâtiments ont été pour la plupart détruits par les soldats japonais) ou quasiment aucun témoignage (les victimes ont toutes été éxécutées ; quant aux dix milles médecins, infirmier(e)s et soldats qui tenaient le camp, certains ont été condamnés lors de procès soviétiques mais la plupart sont rentrés au Japon et ont mis sous silence leur passé de bourreau)?

« J’ai été l’un des premiers à remettre en cause la décision d’Evan d’envoyer en priorité des volontaires possédant des liens de parenté avec les victimes de l’Unité 731 plutôt que des historiens ou des journalistes. Bien sûr, il souhaitait que les familles des victimes fassent leur deuil, mais des pans entiers d’histoire ont ainsi disparu à jamais pour apaiser des chagrins personnels, puisque sa technique est destructrice, comme vous le savez : une fois qu’il a envoyé un observateur à un endroit et à un moment précis, les particules de Bohm-Kirino s’annihilent et nul ne peut retourner là-bas. (…) Evan aurais sans doute dû lui aussi attendre qu’on invente un moyen d’enregistrer le passé sans l’effacer par la même occasion. Seulement, il aurait peut-être été trop tard pour les familles des victimes qui allaient bénéficier le plus de ces souvenirs. Il se débattait sans cesse entre les revendications antagonistes du passé et du présent. » (P. 41-42)

– Comment est-il possible pour un peuple d’exercer son devoir de mémoire et de faire son deuil, lorsque le principal responsable de ces atrocités, Shiro Ishii, a négocié son immunité en donnant aux Américains les résultats de ses recherches, échappant ainsi à la justice?
– Le voyage temporel devient-il une nouvelle source historique pour les scientifiques ou doit-il aider en priorité les familles des victimes encore vivantes à faire leur deuil et à une nation, son devoir de mémoire?

« La position de Wei, c’est que, sans vraie mémoire, il ne saurait y avoir de vraie réconciliation. Sans vraie mémoire, les individus de chaque nation n’ont pas pu ressentir ni se remémorer là souffrances des victimes. Individualiser le récit que chacun de nous se fait des évènements est un prérequis avant de pouvoir s’extirper du piège de l’histoire. Telle était, dès le départ, la nature du projet. » (P. 72-73)

– Enfin, puisque le voyage temporel ne peut être effectué que par un seul témoin qui sera forcément subjectif, ne laisse-t’on pas la porte ouverte aux négationnistes pour contester l’existence de l’Unité 731 et de ses expériences mortifères?

Un dernier point avant de conclure : cette novella comprend quelques passages très difficiles et éprouvants à lire. Moi-même, je me suis sentie mal et j’ai dû faire une pause après la description des expérimentations de l’Unité 731, notamment sur la vivisection sans anesthésie.

En conclusion, L’homme qui mit fin à l’histoire est une novella remarquable qui devrait être lu par le plus grand nombre. Il s’agit d’un ouvrage riche en réflexion, intelligent, bien écrit et surtout qui dénonce des faits de notre société. En bref, voilà de quoi clouer le bec aux détracteurs qui insinueraient que la SFFF ne serait adressée qu’à des adolescents attardés et décérébrés…

Si vous souhaitez en savoir davantage sur l’Unité 731, je vous suggère deux documentaires : le premier diffusé sur France 2, en 2005 et intitulé Kizu, les Fantômes de l’Unité 731 et le second diffusé sur ARTE, en 2010, intitulé les Héritiers du Docteur Mengele.

Note 5/5♥

35 commentaires

    • De rien et avec grand plaisir! Ta critique était également extrêmement instructive et fouillée. Il me paraissait important de la citer! J’ai regardé les deux reportages conjointement à l’écriture de ma critique. Ils se sont révélés très intéressants.

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  1. l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs et diffère parfois très largement de la réalité ( parole d’archéologue), utiliser le voyage temporel même sans interférer et par une seule personne me parait en effet contestable, un seul mauvais témoignage et une nouvelle fausse vérité serait établie. en tous cas c’est un ouvrage que je lirai volontiers .

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  2. Je ne connaissais absolument pas cet Unité japonaise La novella a le mérite de mettre sous la lampe ce que l’homme est capable de faire à l’homme J’ai aimé le côté interviews qui permet d’aborder sous tous les angles des évènements choquants souvent tus ou étouffés Une novella qui doit être lue pour provoquer des discussions intéressantes sur l’Histoire telle qu’elle nous est rapportée …et comment essayer de rester objectifs avec les éléments en notre possession !!!
    Grand Merci de l’avoir commenté ici Je serai passé complétement à côté n’étant pas amateur de la littérature chinoise même SF (le côté SF étant ici très anecdotique) …

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  3. Très belle critique. Le livre t’a touchée et c’est vraiment palpable à travers tes mots, je suis également ravie que tu aies apprécié les dimensions philosophiques.
    Je ne connaissais pas les reportages que tu mets en lien et je vais de ce pas les visionner. Merci beaucoup.
    (et merci pour le lien 😉 )

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  4. Je vais prendre le temps de regarder les vidéos ce week end. J’ignorais complètement l’existence de cette unité avant ta critique. C’est complètement fou et à la fois, cela m’étonne si peu… Je sens que cela va me perturber de regarder tout cela, mais je ne peux me résoudre à rester dans l’ignorance.

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