Roma Aeterna de Robert Silverberg #ProjetOmbre

Quatrième de couverture : 

Robert Silverberg illustre en tableaux successifs l’histoire fictive d’un Empire romain qui a connu bien des vicissitudes, des guerres et des crises politiques mais qui, depuis deux mille ans, n’a jamais cessé d’exister et de faire régner, avec quelques interludes sanglants, la Pax Romana. Le christianisme y est inconnu, car les Juifs n’ont pu quitter l’Egypte des pharaons. Quelques siècles plus tard, un envoyé spécial de l’empereur particulièrement perspicace liquide proprement un prophète d’Arabie avant qu’il ait eu le temps de fonder l’islam. Ainsi, l’Empire perdure, avec ses dieux auxquels personne ne croit plus.

Editeur : Robert Laffont – Collection Pavillons poche imaginaire

Nombre de pages : 527

Prix : 11,50€

Date de publication : 3 Octobre 2019

Mon Avis : 

Depuis ma découverte du genre il y a deux ans, je dévore en ce moment toutes les uchronies qui croisent ma route. Et pour orienter mes choix, rien de mieux que de cibler l’une de mes périodes préférées : l’Histoire Romaine. Sur le même sujet, j’avais lu Reconquérants de Johan Héliot mais j’avais été moyennement séduite par l’univers et le choix de l’intrigue. Aussi sur les conseils d’Apophis, avons-nous décidé le Lutin et moi de nous plonger en Lecture Commune dans la Roma Aeterna écrite par Robert Silverberg. Et bien devinez quoi? J’ai adoré mon voyage!

Roma Aeterna est un fix up de onze nouvelles relevant du genre de l’Uchronie. Sur mille cinq cent ans d’Histoire, Robert Silverberg imagine ainsi que l’Empire Romain d’Occident n’a pas connu de « chute » en 476 après Jésus-Christ mais a poursuivi son expansion jusqu’à nos jours. Chaque nouvelle apporte sa pierre à l’édifice et permet ainsi de faire comprendre au lecteur comment cette évolution a pu être possible. 

En guise d’introduction, deux postulats de départ…

Pour élaborer son recueil de nouvelles, Robert Silverberg s’est probablement appuyé sur deux idées principales :

  • La première est issue du point de vue des Romains eux-mêmes : elle fait référence au titre même de Roma Aeterna qui signifie Rome Eternelle. A l’origine, l’adjectif Aeterna était accolé par Virgile, Tibulle et Ovide au Ier siècle avant notre ère à la ville de Rome, Urbs Aeterna, la Ville éternelle. Cette expression met ainsi en valeur le fait que la Ville perdure dans le temps depuis sa fondation en 753 avant J.-C. (Ab Urbe condita) et ce pour des siècles (d’abord comme siège du pouvoir impérial romain puis plus tard comme celui de la Papauté). Mais par extension, la ville de Rome désigne également l’Empire Romain dans son ensemble et le titre Roma Aeterna met en exergue non seulement sa puissance mais également sa stabilité dans le temps (sous Hadrien, des pièces de monnaie seront produites avec ce titre).
  • La seconde se base au contraire sur une historiographie plus tardive : il s’agit de l’idée que la cause principale de la « Chute » de l’Empire Romain serait dûe au Christianisme. Cette thèse date du XVIIIème siècle et a été développée dans l’ouvrage Histoire de la décadence et la chute de l’Empire Romain d’Edouard Gibbon. Cette idée de « décadence » est également présente dans la mise en opposition de deux périodes de l’Empire Romain entre le « Haut Empire » désignant le début du Principat (Ier siècle avant J.-C. – IIème siècle après J.-C.) et les crises successives du « Bas Empire » (IIIème – Vème siècle) qui s’achèvent avec la date de 476 et la chute de l’Empire Romain d’Occident. Les Historiens d’aujourd’hui sont revenus sur ces concepts : l’idée d’une décadence n’est plus au goût du jour ; quant à la chute brutale, elle est bien entendu remisée au profit d’une évolution plus lente dans laquelle les rôles de la religion (ou des soi-disantes « invasions barbares » d’ailleurs! Petit tacle à l’émission grotesque de Cnews!) ont été remises en question.

Roma Aeterna, une uchronie à l’univers convaincant…

Partant de ce postulat de départ, Robert Silverberg a fait perdurer l’Empire Romain de sa création en 27 avant J.-C. par Auguste jusqu’au XXème siècle, en 1970. Et pour le système de datation, il est logiquement parti de la fondation de Rome en 753 avant J.-C. et non de la naissance du Christ en 0.

Les principaux points de divergence du recueil de nouvelles sont liés à la disparition pure et simple des principales religions monothéistes :

  • Dans son Prologue, deux historiens Lentulus Aufidius et Hermogenes Celer discourent en 1203 Ab Urba Condita (comprenez donc 450 après J.-C.) sur ce que serait devenu l’Empire Romain si les Juifs avaient pu quitter l’Egypte, l’épisode du fameux Exode. Cela fait référence à l’Ancien Testament selon lequel Moïse a libéré les Hébreux de leur condition d’esclave en Egypte pour les amener en Terre promise. Dans Roma Aeterna, les Juifs ne parviennent pas à traverser la Mer Rouge et sont rattrapés par l’armée de Pharaon. De ce fait, ils ne s’établissement pas en Palestine et le Christianisme ne voit pas le jour.
  • Dans une autre nouvelle, Un héros de l’Empire, qui se déroule en 1365 A.U.C. (612 après J.-C.), Léontius Corbulo a été exilé par l’Empereur en Arabia Déserta, à Macoraba plus connue sous le nom de la Mecque aujourd’hui. Il fait ainsi la rencontre de Mahmud, un marchand aux idées exaltées et révolutionnaires. Comprenant que ce dernier représente un danger pour l’Empire Romain, Corbulo l’élimine purement et simplement faisant disparaître avec lui, les prémices de la religion musulmane.
  • Il existe ensuite des points de divergence plus secondaires et principalement liés à la politique : je ne les détaillerai pas tous car cela serait un peu fastidieux mais je vous renvoye à la page Wikipédia qui les recense de manière exhaustive. Sachez seulement que l’un des évènements les plus importants est relaté dans la nouvelle La deuxième vague qui se déroule en 1861 A.U.C. (1108 après J.-C.). L’Amérique a été découverte par les Nordiques (jusque là, on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’un fait avéré et ce, bien avant Christophe Colomb en 1492) mais plutôt que de rester dans la partie nord du continent, ils sont descendus jusqu’au Mexique actuel et ont conquis l’Empire Aztèque. Lorsque les troupes romaines débarquent sur le nouveau continent, ils sont alors mis en déroute. Les Romains n’arriveront à leur fin que quelques temps plus tard et fonderont la Nova Roma (Nouvelle Rome).

Comme le titre de cette partie l’indique, j’ai été complètement convaincue et séduite par cette uchronie : on sent que Robert Silverberg s’est beaucoup documenté sur la période (même si aujourd’hui, l’ouvrage d’Edouard Gibbon est complètement obsolète, l’idée de faire disparaître les religions monothéistes n’est toutefois pas inintéressante dans une fiction). Mais surtout, il a su saisir et reconstituer dans l’ensemble, l’essence même de la Romanité, de ce qui fait qu’un Romain va adhérer à ce système de valeurs communes, ces croyances, cette culture, ce quotidien, ces loisirs, etc… Le fait de conserver le socle des deux Empires Romains d’Occident et d’Orient est également une bonne idée et va constituer une sorte de « moteur de l’Histoire » notamment au travers de ses relations géostratégiques : les deux Empires vont soit coexister de manière pacifique, soit se confronter culturellement ou manu militari et finalement fusionner. 

… mais qui possède quelques petits défauts.

Bien que Roma Aeterna soit une excellente uchronie au point d’en constituer un modèle du genre, j’ai relevé lors de ma lecture quelques petits défauts qui m’ont un peu gênée :

  • Malgré les points de divergence cités dans la partie précédente qui ont amené une nouvelle ligne temporelle, Robert Silverberg raccroche tout de même certains évènements de son uchronie à notre Histoire. Je citerai deux exemples : dans la nouvelle Se familiariser avec le dragon, le premier Tour du monde de Trajan VII Draco rappelle celui de Magellan à six ans près au XVIème siècle ou la nouvelle Le règne de la Terreur qui se déroule en 2543 A.U.C. (1790 après J.-C.), fait référence à la Révolution Française. Honnêtement, j’ai trouvé cela dommage car je pense que le récit aurait pu gagner en force et en intensité si elle n’avait pas bifurqué de nouveau vers notre Histoire et cédé à cette facilité.
  • De plus, il n’y a pas beaucoup de diversité parmi les narrateurs des nouvelles : ils sont en majorité des hommes (seule la nouvelle Un avant-poste du Royaume donne la parole à une femme Eudoxia Phocas issue de l’aristocratie grecque) et issus des hautes couches de la société (seule l’excellente nouvelle Une fable des bois véniens met en scène un enfant issu d’un milieu plus modeste).
  • Ensuite, je n’ai pas été non plus convaincue par l’évolution de la technologie : en effet, elle s’est peu développée en deux mille ans rattrapant peu ou prou le niveau de la nôtre au cours de nos XIXème-XXème siècles. Or, avec une stabilité politique, économique et sociale de plusieurs siècles et déjà un niveau de technique assez élevé dans l’Antiquité (je pense notamment à la machine d’Anticythère, l’orgue hydraulique, l’existence d’automates ou même la salle à manger tournante de Néron dans sa Domus Aurea (Maison dorée), j’aurais au contraire pensé que le niveau de technologie aurait été poussé à son paroxysme.
  • Enfin, je terminerai sur la présence d’expressions telles que « péché » ou « diable » notamment dans les premières nouvelles. J’ignore s’il s’agit d’un problème de traduction mais ces mots évoquent des concepts chrétiens. Si le Christianisme n’a pas existé, je vois mal les Romains les utiliser.

En conclusion, il est clair que Roma Aeterna est l’une des meilleures uchronies que j’ai lues à ce jour et cela ne m’étonne guère qu’elle soit considérée comme une référence du genre aujourd’hui. La nouvelle ligne temporelle amenée par Robert Silverberg est plutôt convaincante et on sent qu’il s’est documenté au préalable pour reconstituer une certaine idée de la Romanité. Toutefois, ce tableau positif est aussi contrebalancé par quelques écueils notamment l’évolution technologique qui m’a peu convaincue, un retour un peu trop facile à notre propre ligne temporelle et un manque de diversité parmi les narrateurs des nouvelles. Je vais donc poursuivre ma découverte du genre de l’uchronie par un autre ouvrage de l’auteur que je me suis déjà procurée, La porte des mondes et Le cycle de Mithra de Rachel Tanner. Si vous connaissez d’autres uchronies qui se déroulent à l’époque romaine ou pendant la Renaissance italienne, je suis preneuse!

Cette novella participe au #ProjetOmbre

24 commentaires

  1. Critique enthousiaste et toujours érudite, merci!
    Tout en ayant apprécié les nouvelles et leurs péripéties, j’ai la même pointe de déception qu’avec Chroniques des Années Noires de Kim Stanley Ronbinson: celle que bon an, mal an, la civilisation progresse comme la nôtre l’a fait, surfant sur une vague d’exploration et de découvertes scientifiques. Le cheminement est globalement similaire, ce que j’ai ressenti comme un manque d’ambition. Mais cela n’enlève rien à la qualité du récit.
    J’ai hâte d’avoir ton avis sur La Porte des Mondes, que j’ai préféré du point de vue uchronique. Quant au cycle de Mithra, il me tente aussi beaucoup.

    Tu mentionnes aussi (je l’avais oublié) que le Christianisme ne naît pas et qu’ensuite c’est la religion musulmane qui est tuée dans l’œuf. Je n’avais pas fait la liaison au moment de ma lecture mais, est-ce que l’islam aurait pu naître sans le terreau du Christianisme? Sous une forme probablement bien différente

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    • Oups! Je viens de me rendre compte que j’ai oublié de répondre à ton commentaire! Merci beaucoup! Ta question est intéressante sur les liens entre Christianisme et Islam. Si je me souviens bien de ma lecture du Coran (qui remonte à pas mal de temps), il me semble que le Christ est considéré comme un prophète comme Abraham ou Moïse d’ailleurs. Donc, on peut peut-être imaginer que l’Islam aurait pu voir le jour même sans le Christianisme.

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  2. Belle critique d’une des meilleures uchronies que j’ai eu l’occasion de lire. Et tes quelques bémols sont tout à fait pertinents.
    Par contre, petite séquence pinaillage : dans le calendrier chrétien il n’y a pas d’année 0, on passe directement de -1 à 1.
    Et pour tenter de répondre à l’ami BazaR : Jésus étant considéré comme un prophète par l’Islam, on peut effectivement imaginer que cette religion ne se serait pas développée sans le christianisme… de la même manière que celui-ci ne se serait pas développé sans le judaïsme. Il n’y a que dans le jeu Civilization qu’on peut faire sortir une religion de nulle part, indépendamment des autres !

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  3. bonjour
    à voir votre passion pour l’uchronie
    je me demande si vous connaissez Eric B.Henriet spécialiste français dont je possède un ouvrage de 2003 chez Encrage » l’histoire revisitée » panorama de l’uchronie sous toutes ses formes
    cet auteur très en vue dans les années 2000 scientifique dans un labo je crois, a un peu disparu.
    Eric Vial est un autre contributeur à l’uchronie

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  4. C’est un livre qui me fait de l’oeil depuis très longtemps mais je n’ai pas encore sauté le pas. Ta chronique m’y incite 😉 Pour ce qui est des uchronies sur l’Antiquité romaine, « Le cycle de Mithra » est assez chouette. Il y a aussi un recueil de nouvelles pas mal chez RIvière blanche (« Dimension Antiquité »), et pour la Renaissance je me rappelle avoir bien aimé « Les conjurés de Florence » de Paul McAuley. Si tu aimes vraiment le genre, je te conseille aussi « Le roi d’aout » de Michel Pagel et « Le livre de Cendres » de Mary Gentle qui sont deux uchronies sur le Moyen âge vraiment superbes ! Et merci pour le tacle à CNews, ça me désole de voir que les seules personnes qu’on invite à s’exprimer à propos d’histoire sur les principaux médias sont des réactionnaires qui ne sont même pas historiens 😦

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    • Merci pour tes conseils de lecture ! Je les note. Pour Cnews et les autres médias d’ailleurs, je suis vraiment très inquiète du fait que l’on laisse de plus en plus de visibilité à des personnes qui véhiculent des idées anti-républicaines ou réactionnaires. Je ne comprends pas que le CSA ne mette pas plus son nez là-dedans d’ailleurs. J’espère que je me trompe et que les résultats des prochaines élections ne me donneront tort…

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      • Crainte partagée 😦 Et je crois que ce qui m’énerve le plus, c’est quand je vais dans le rayon histoire de ma librairie préférée pour ne trouver qu’en tête de gondole le trio Deutch/Bern/Ferrand : ça me déprime :’-(

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      • Bern, encore ça va. Il fait de belles émissions même si parfois je ne suis pas tout le temps d’accord avec ses interventions ou celles des invités. Mais, Deutch et Ferrand, ce sont des catastrophes…

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      • Ce que je n’aime pas c’est que pour lui, l’histoire se résume aux grands personnages et à la royauté, point barre. Quant on s’interresse sérieusement à l’histoire, quelque soit la période, c’est un point de vue qui est désolant, même s’il l’enrobe sous un dehors sympathique (mais on est d’accord pour les deux autres 😉 )

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  5. […] Il est clair que Roma Aeterna est l’une des meilleures uchronies que j’ai lues à ce jour et cela ne m’étonne guère qu’elle soit considérée comme une référence du genre aujourd’hui. La nouvelle ligne temporelle amenée par Robert Silverberg est plutôt convaincante et on sent qu’il s’est documenté au préalable pour reconstituer une certaine idée de la Romanité. Toutefois, ce tableau positif est aussi contrebalancé par quelques écueils notamment l’évolution technologique qui m’a peu convaincue, un retour un peu trop facile à notre propre ligne temporelle et un manque de diversité parmi les narrateurs des nouvelles. Chronique entière à découvrir ici.  […]

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